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18 octobre 2005

saàid achtouk

Said Achtouk
Un maître de la chanson amarg [1]

Lahsen Oulhadj

En Afrique du Nord, les aires culturelles amazighes se distinguent par la richesse de leurs patrimoines musicaux aux caractéristiques et aux influences très diverses. Les régions du Sud-Ouest marocain ne dérogent pas à la règle. Elles sont connues par cette musique emblématique, et de loin la plus répandue, l’amarg, et par une mosaïque de traditions poétiques et chorégraphiques. En langue amazighe, le terme amarg désigne tout d’abord la nostalgie [2] et la poésie, et, par extension de sens, la musique où cette même poésie est chantée et dansée. P. Galland-Pernet, qui a beaucoup étudié les littératures amazighes, a vu dans le terme amarg, la racine wrg (rêver), et propose cette plaisante définition : "Ce qui rassemble les rêves" ou "le domaine des visions, des jeux de l’imagination, des illusions" [3]. Une pléiade de grands musiciens-chanteurs, tout aussi exceptionnels que doués, ont hissé cette musique au summum de la perfection, et ont marqué d’une empreinte indélébile son évolution : El-Hadj Belâid, Boubaker Anchad, Boubaker Azâri, Hussein Janti, Mohamed Albensir, Omar Ouahrouch pour ne citer que ceux là. S. Achtouk, avec son œuvre prolifique, foisonnante et novatrice, peut légitimement prétendre faire partie de cette lignée d’artistes légendaires.

Dans cet article, je n’ai nullement la prétention de faire une étude exhaustive de cet auteur. Ce n’est pas l’idée qui a fondé ce travail. Je ne ferai donc qu’une tentative aussi modeste soit-elle pour essayer de dégager quelques instruments d’ordre biographique, littéraire et socioculturel à même d’expliquer, en partie seulement, le génie de ce grand artiste et sa contribution importante à la production musicale et littéraire amazighes. Une étude approfondie et complète nécessitera à coup sûr plusieurs centaines de pages.

Qui est-il ?

S. Achtouk, de son vrai nom Bizran, naquit au début des années trente au village d’Izouran d’Idaou-Bouzia, dans l’une des plus grandes confédérations tribales du Souss, les Achtouken, d’où son surnom. Cette tradition de se rattacher à sa tribu d’origine est fort répandue chez les rways [4]. Les exemples sont légion : Mohamed Albensir en référence à sa tribu d’Ilbensiren, Boubaker Anchad d’Inchaden, etc.

Le père de notre poète est le fqih du village. C’est naturellement lui qui lui a appris le Coran et les rudiments de la lecture et de l’écriture. Il va sans dire qu’il allait s’opposer catégoriquement à la vocation musicale précoce de son rejeton ; pour deux raisons : d’une part, l’interdit religieux frappant la musique, d’autre part, l’image négative qu’ont les musiciens dans l’imaginaire populaire. En fait, les Amazighs ont un rapport ambivalent de fascination / rejet à l’égard de la musique et de la poésie. Voyons ce que dit un poète amazigh à ce sujet :

Hûrma [5] mlat yyi ! man sâhâ rad awîh
Dites-moi, s’il vous plaît, quel bénéfice aurais-je,
Ay ayt bu-twenza hê imurig nssen nit
Ô femmes, de la pratique d’ imurig alors que je sais
Is ila làib ilit wannat isalan
Qu’il est dévalorisant et me dévalorise tout autant
Is ka ugîh i ils inu tadallit [6]
Mais, je n’en ai cure car je ne veux plus que ma langue soit méprisée

Le pater familias l’ayant surpris en train de s’entraîner à manier le lutar [7], n’a pas hésité à le lui casser sur la tête dans l’espoir de le dissuader de sa vocation. Il a tout essayé, mais en vain. L’obstination voire l’entêtement de notre poète ont eu raison de son opposition radicale.

Chemin faisant, celui-ci l’a laissé en définitive faire, mais avec deux conditions : primo, ne jamais enregistrer volontairement et moyennant finance sa voix sur aucun support audio ou vidéo (toutes les cassettes de mauvaise qualité sonore qui circulent actuellement dans le marché, ont été enregistrées clandestinement et à son insu, lors de ses représentations musicales) ; secundo, ne jamais succomber aux sirènes de l’émigration en Europe. Ce qui fut dit fut fait. La musique de notre rrays [8] n’a jamais été produite par aucune maison de production, malgré les offres, vous pouvez bien l’imaginer, mirobolantes des producteurs de tout bord. Il n’a non plus jamais pensé s’installer en Europe même s’il y a séjourné à plusieurs reprises.

Ceci étant dit, notre artiste ne s’est pas consacré uniquement qu’à la musique et à la poésie. Il a eu des activités aussi diverses que variées. Par exemple, les populations d’Idaou-Bouzia lui ont confié un mandat électif pour les représenter au sein du conseil de la commune rurale de Belfaâ, à quelques encablures de la ville d’Agadir. Une tâche dont il s’est acquitté, selon plusieurs témoignages, avec sérieux et dévouement. Il s’est également intéressé au sport et particulièrement au football. Il a présidé, pendant de nombreuses années, aux destinées de l’équipe de Biougra et n’a de cesse de soutenir toutes les équipes emblématiques du Souss, le Hassania et le Raja d’Agadir notamment. Il a aussi monté une entreprise agricole, avec l’aide de l’un de ses amis, pour produire des tomates, mais sans grand succès. Tel a été S. Achtouk, un homme touche-à-tout et un personnage haut en couleur. Il est resté ainsi jusqu’à son décès dans une clinique de Rabat, le 7 septembre 1989, suite à une longue maladie.

Sa formation musicale et poétique

Les Achtouken se distinguent par l’ajmak, une variante, semble-t-il, de l’ahwach [9], nonobstant la pratique à un degré moindre certes, ici et là, de danses d’ahiyad [10] et  d’ismgan [11]. L’on peut facilement imaginer que l’enfance de notre chanteur a été bercée principalement par cette tradition poético-chorégraphique propre à cette partie du Souss. Et dont l’influence sera a posteriori constante et importante sur son œuvre. Il serait intéressant de donner de l’ajmak une petite description pour mieux comprendre la production poétique et musicale de S. Achtouk.

Les tribus amazighes d’Achtouken, au lieu de croiser le fer, comme cela a été souvent le cas autrefois, ont opté pour un autre choix moins belliciste et plus civilisé: l’ajmak. Autrement dit une émulation voire une "guerre" poétique sur la place du village, l’asrir entre deux groupes rivaux. A notre époque, et heureusement d’ailleurs, l’ajmak est plutôt l’expression d’une joie collective et un désir impérieux d’être ensemble sans pour autant qu’il perde un certain nombre de ses traits originels. Et ce n’est pas qu’une simple danse, "c’est un spectacle total qui déploie musique, rythme, danse et une foule de signes que l’expérience des siècles a affiné et enrichi, le tout accède à un niveau esthétique élaboré" [12].

L’ajmak, pour être plus précis, consiste à déclamer des joutes poétiques en une seule traite et en alternance par deux rangs alignés, épaule contre épaule, et séparés par un espace de quelques mètres, de plusieurs dizaines d’hommes pourvus de belles voix et surtout originaires de tribus ou de clans ou tout simplement de villages différents (lâimma). Les participants, qui rejoignent au fur et à mesure la cérémonie, doivent, à la fin, former un arc. Leur accoutrement doit être impeccable : des djellabas d’une blancheur immaculée, des turbans entourant et serrant les chefs, des babouches flambants neuves, sans oublier l’éternel et scintillant ajnwi, ce poignard dont la symbolique est évidente. Tout cela confine l’ajmak à un cérémonial solennel.

Les joutes poétiques, entonnées collectivement, sont le fruit de l’instant présent c’est-à-dire improvisées avec tout ce que ce terme a de positif : la spontanéité, la pureté et le naturel. Elles sont produites par un ou plusieurs trouveurs-aèdes qui ont déjà fait preuve par le passé de leurs compétences et dont la renommée n’est plus à faire (tels Rrih, Ouseltana, Ourrabouss, Oughidda et tant d’autres). Pour être reconnu dans ce milieu très fermé des poètes de l’ajmak, il faut impérativement répondre à quelques conditions pour les moins importantes : une langue amazighe châtiée, un sens de la répartie, la dérision, l’ironie, la satire, et surtout une connaissance profonde des us et coutumes et de l’histoire de la région. Encore faut-il mettre tout cela en vers. Ce qui non seulement demande un don inné pour cette poésie ajmakienne, mais aussi, comme vous pouvez en douter, une maîtrise totale des règles de versification et de métrique impénétrables pour le commun des mortels. Seul, parfois, un auditoire acquis et "initié" peut en comprendre toutes les subtilités, et partant en saisir le sens et toute la beauté. Il n’est pas donné à tout le monde d’apprécier l’ajmak et à plus forte raison y participer, serait-on tenté de dire.

On peut reprendre aisément à notre compte les remarques de M.Rovsing Olsen a propos de l’ahwach, qui cadrent avec nos propres constatations concernant l’ajmak : "Mais il n’en faut pas plus pour que les auditeurs locaux retiennent les paroles ou, dirions-nous, leur version des paroles, car l’ambiguïté du sens est, semble-t-il, partie prenante de cette poésie" et ajoute plus loin qu’"on a parfois le sentiment que tout est mis pour occulter les paroles, que ce soit par le bruit ambiant, (…) ou encore par l’articulation des paroles. Si bien que la poésie est plutôt devinée qu’entendue" [13].

Les échanges entre les participants sont émaillés d’entractes où des danses d’une rigueur implacable sont exécutées. Tout est calculé à la seconde près. Les tremblements saccadés des épaules, les battements des pieds sur le sol et les mouvements de la tête, doivent toujours être faits à l’unisson et d’une manière concomitante. Le tout accompagné par les claquements des mains répondant à des mesures rythmiques que seuls les pratiquants chevronnés peuvent nous expliquer. Le résultat, malgré le nombre important des participants, est d’une homogénéité et d’un agencement des plus parfaits.

A chaque fin d’échange, un troisième groupe (Id Boujmak) vient investir l’espace entre les deux groupes ; il est menu d’une batterie de ces tambourins sur cadre, les tallount ou taggenza [14], chauffés, pendant de longs moments, sur un brasier allumé pour l’occasion. Ces tallount sont sonnés violemment et collectivement juste avec les bouts des doigts (assender). Il faut être au mieux de sa forme physique pour pouvoir suivre le rythme très soutenu. Les participants âgés sont vite essoufflés. Par ailleurs, l’œil vigilant et surtout l’oreille attentive du chef percussionniste sont toujours à l’affût (feu rrays [15] Dekoum a été un maître légendaire). Le tempo, les flexions en avant et finir par une génuflexion collective doivent être exécutés avec une régularité parfaite

La moindre faiblesse ou la moindre fausse note est immédiatement décelée. Les moins bons et les jeunes sont réprimandés ou tout simplement exclus. Ce qui a malheureusement pour incidence la disparition lente, mais réelle de l’ajmak. Car la relève est loin d’être assurée. L’ajmak est en quelque sorte victime de l’inconscience des anciens et de cette manie absurde de la perfection et de l’authenticité, dont, au passage, beaucoup d’observateurs voient un formalisme éculé. Ne vous étonnez pas de voir que ceux qui le pratiquent actuellement sont à quelques exceptions près des quinquagénaires voire des sexagénaires, si ce n’est plus !

Pour autant, le seul participant qui peut se permettre des libertés avec l’ajmak est lâmet ; en fait, il s’agit d’un personnage comique et clownesque, habillé différemment, qui peut courir dans tous les sens, faire des mouvements acrobatiques, des grimaces, et parfois même lancer des cris dans le but de faire amuser l’assistance, mais, faut-il encore le répéter, sans jamais gêner, un tant soit peu, le déroulement de la cérémonie.

L’exécution de l’ajmak, comme nous pouvons le remarquer, se déroule à tour de rôle dans l’ordre suivant : une chorégraphie spécifique très élaborée, échange poétique et finalement l’assender. C’est indéfiniment ainsi pendant toute une soirée qui ne prend fin, généralement, qu’aux aurores. A ce moment là, les participants se rassemblent dans un désordre festif et carnavalesque pour une danse finale rythmée au son des tallount et d’un naqous [16] (tamssoust), où, dans une ambiance très badine, une ritournelle est entonnée, avec une cadence lancinante. Au final, tout le monde se congratule et se pardonne, dans un esprit sportif comme à la fin d’un combat sans vainqueurs ni vaincus, en souhaitant naturellement une autre rencontre dans les plus brefs délais.

C’est dans cette école très formatrice de poésie et de rigueur que Said Achtouk a acquis l’essentiel de ses connaissances poétiques et musicales, et a fait par la suite ses premières armes. Il faut dire qu’il n’a été ni le premier, ni certainement, nous l’espérons, le dernier. Une lignée de grands artistes originaires d’Achtouken y ont débuté : Hussein Janti, Boubaker Anchad, Brahim Achtouk, Bihtti, etc.

A dire vrai, l’ajmak a sous-tendu la créativité dont notre poète a constamment fait preuve tout au long de son parcours artistique, et a eu une influence majeure, sinon déterminante, sur son énorme œuvre. D’ailleurs, celui-ci ne s’est jamais empêché au fait d’y participer même au pires moments de sa longue et harassante maladie. C’est dire son importance dans sa vie en tant qu’homme et artiste.

S. Achtouk ne s’est pas arrêté en si bon chemin, il s’est évertué à aller de l’avant. Ayant pris conscience que les canons stricts de l’ajmak bridait en quelque sorte ses potentialités poétiques, il s’est tourné vers l’art musical d’amarg auquel il se préparait depuis belle lurette, en autodidacte sûr de lui et de ses capacités. Il a appris tout seul à manier le lutar et le rribab [17] sans lesquels cette musique n’est absolument pas possible. Il a imité à ses débuts les plus grands de la chanson amazighe, dans toutes ses variantes : Boubaker Anchad, Hussein Janti, El-Hadj Belâid, etc. Néanmoins, conscient de son manque d’expérience, notre artiste n’a pas hésité à rejoindre, en 1959, la troupe d’un autre géant des rways, Ahmed Amentag qui l’évoque en ces termes : "La première troupe que Said Achtouk a intégrée, a été la mienne. Il était considéré comme l’un des plus célèbres poètes de l’ajmak. Parallèlement, il apprenait à manier le lutar et le rribab […] Il avait déjà un public qui lui est totalement acquis lors des ses hauts faits poétiques dans l’ajmak. Un membre de mon groupe, rrays Abdellah Achtouk, me l’avait présenté en tant que poète doué et fécond. Il est resté avec moi pendant six mois, le temps de parfaire sa formation de violoniste. Ce n’est que par la suite qu’il a formé sa propre troupe" [18].

Peu de temps après, S. Achtouk a donné les coudées franches à son immense talent. Le violoniste virtuose, le compositeur reconnu, le chanteur estimé et le poète hors pair : telles sont les multiples facettes de la personnalité créatrice de notre rrays. Il a pu grâce à son génie, sa sensibilité à fleur de peau et à son mérite créer un style musical sui generis, qui lui a valu un succès pérenne.

Said Achtouk et son œuvre 

S. Achtouk s’est imposé comme l’une des figures phares de la chanson amazighe. Il est indubitablement, si je reprends une expression théâtrale, une bête de scène. Mais dans un souci de réalisme, nous parlerons plutôt de "la bête de l’asarag" [19]. A chaque fois qu’il se reproduit quelque part, des foules entières d’aficionados inconditionnels se déplaçaient pour venir le voir. C’est à l’occasion, le plus souvent, des cérémonies matrimoniales des familles de la région, et plus rarement, lors des fêtes nationales et les réjouissances d’almoggar, ces rassemblements commerciaux et spirituels annuels, probablement les vestiges, encore vivaces, du paganisme amazigh, organisés par une tribu ou plusieurs fractions tribales aux alentours du mausolée de leurs saints protecteurs (Sidi Boushab, Sidi Said Cherif, Sidi Bibi, Imi Lefayh, etc.)

Notre artiste a toujours préféré un contact direct avec son public. Un échange voire une communion se produit au fur et mesure du déroulement de ses spectacles musicaux qu’il agence selon l’inspiration du moment et la qualité de l’assistance. Il commence grosso modo par des préludes instrumentaux aux rythmes classiques qu’on peut considérer comme le B.A.-Ba de la musique amarg, et sur lesquels les danseuses-choristes, sous leurs plus beaux atours, esquissaient des danses collectives très élaborées. C’est par la suite qu’il chante en suivant un rituel assez immuable. Tout d’abord, il demande à Dieu et surtout à ses saints (Sidi Hmad Ou Moussa, Ait Douzmour et Ait Waghzen) auxquels il croit fermement leur bénédiction pour que tout se passe le mieux possible. Et là, il faut signaler que tout chanteur ou poète, au début de sa carrière, doit s’appuyer sur un ou plusieurs Saints. Pour cela, il faut suivre un rite initiatique appelé en amazighe tchyyikh qui consiste en plusieurs séjours nocturnes dans l’enceinte du mausolée d’un saint qui seul, semble-t-il, est à même d’octroyer les "clés" du génie poétique. La poésie procède d’un monde de forces surnaturelles. Jugeons-en :

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